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Des masques made in Bretagne

Aux trois quarts vide, la grande salle toute blanche, au sol luisant, évoque un décor de film SF.

© Quentin Vernault

Dans un coin, une demi-douzaine de techniciens scrute la toute nouvelle machine à fabriquer des masques chirurgicaux, arrivée il y a une semaine et encore en rodage. «C’est une première pierre: beaucoup a été fait, beaucoup reste à faire», expose Hervé Zipper, le directeur général de m3 Sanitrade, à la brochette d’élus et de journalistes invités, ce lundi 15 février, à visiter l’usine naissante implantée à Ploufragan, près de Saint-Brieuc.

© Fournis par Liberation

La démonstration fait écho à l’inauguration, trois semaines plus tôt, de l’autre fabrique de masques costarmoricaine : à 35 kilomètres de là, près de Guingamp, la Coop des masques tourne depuis le 18 janvier, avec deux lignes de production de FFP1 et FFP2. Une trentaine de palettes sont prêtes, en attente d’être certifiées et expédiées. Mais ce même lundi, les machines sont à l’arrêt, à cause du froid : les travaux ne sont pas finis, le chauffage ne peut pas être mis en route.

C’est que les deux affaires se sont montées à toute vitesse, à partir de rien. Avec cette même volonté de relancer une production perdue, dont la pandémie a révélé le caractère essentiel. Mais selon deux modèles très différents. Au début, les deux projets n’en faisaient qu’un. Fin mars 2020, alors que la première vague de Covid-19 submerge le pays et révèle la pénurie de masques, des syndicalistes locaux rappellent le «scandale» de la fermeture, en 2018, de la dernière usine française qui en produisait. Située à Plaintel, près de Saint-Brieuc, l’entreprise, qui travaillait surtout pour l’Etat depuis l’épidémie de SRAS, avait été délaissée par son principal client et par son dernier propriétaire, le groupe américain Honeywell. Serge Le Quéau, de l’union syndicale Solidaires, et René Louail, de la Confédération paysanne, plaident pour une relance, sous forme de Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC). Les deux acolytes font jouer leurs réseaux et sollicitent Guy Hascoët, ex-chef de file écolo à la Région et créateur des SCIC, quand il était secrétaire d’Etat à l’Economie solidaire du gouvernement Jospin.

Le Département soutient l’initiative, tout comme la Région, qui missionne Hascoët. A Paris, l’exécutif, d’abord frileux, se fait bienveillant. Un groupe de travail est créé, incluant deux anciens directeurs de l’usine de Plaintel. Jusqu’à l’apparition surprise fin avril d’Abdallah Chatila, un riche homme d’affaires libano-suisse de 46 ans, à la tête du conglomérat m3, actif dans l’immobilier et les services. Arrivé par l’entremise du député LR Marc Le Fur, qui lui a vanté «le rassemblement de compétences autour du masque» dans sa circonscription, ce businessman iconoclaste entraîne avec lui les deux ex-directeurs et rachète ce qui reste de Chaffoteaux, une friche industrielle emblématique, lorgnée par Hascoët.

© Fournis par Liberation

Deux projets se bâtissent alors en parallèle, sur fond d’animosités réciproques. Tous deux décrochent le soutien de l’Etat, qui finance en partie les machines à faire le meltblown, ce tissu filtrant au cœur des masques. Abdallah Chatila investit 15 millions d’euros, achète du matériel de pointe et recrute 40 personnes, dont plusieurs anciens de Plaintel. A terme, 150 à 200 emplois sont promis. Objectif : 300 millions de masques FFP1, FFP2 et FFP3 en 2023, ainsi que des charlottes, surblouses et surchaussures, principalement pour de grandes entreprises, en France et à l’export.

Côté coopérative, le projet vacille un temps, privé de locaux et d’expertise technique. «Je me suis retrouvé tout seul, il y a eu huit jours de tremblement», relate Guy Hascoët, qui rebondit grâce à de nouveaux soutiens. Un cadre de sa connaissance prend en charge le montage financier. Un patron finistérien, un temps candidat à la production de masques, apporte son savoir-faire. Guy Hascoët mène «une course de foufous», passe «des centaines de coups de fil» pour trouver les sous, les partenaires, les usagers, le site… L’homme, qui a de l’entregent, parvient à fédérer : une vingtaine de collectivités, des PME locales, des acteurs de la santé, des groupes mutualistes entrent au capital, ainsi que plus de 1 600 citoyens.

«On est en train de réussir un conglomérat inédit», se félicite celui qui est devenu président de la SCIC, régie par cinq collèges. Le budget est bien plus modeste (5,6 millions d’euros, hors bâtiment), les objectifs aussi : 30 à 45 millions de masques annuels, essentiellement destinés à une clientèle bretonne, et 400 tonnes de meltblown, dont les 3/4 seront revendus. La production, moins automatisée, nécessite plus de main-d’œuvre, proportionnellement au nombre de masques sortis. 22 personnes ont été embauchées, dont un tiers de travailleurs handicapés. Une quinzaine d’autres sont prévues.

© Fournis par Liberation

Les masques seront certes un peu plus chers que ceux venus d’Asie, mais leur relocalisation reste pertinente, défend-on des deux côtés. Les usagers de la Coop sont soucieux de «sécuriser leurs approvisionnements», relève Guy Hascoët. M3 mise sur «la montée en gamme, l’amélioration du confort et le service : on stockera pour nos clients», indique le directeur Hervé Zipper, qui pointe un avantage chinois amoindri par «le coût du stockage, celui du transport, la taxe carbone et l’image négative». «Les deux modèles sont importants pour la Bretagne, veut réconcilier Loïg Chesnais-Girard, le président socialiste de la Région. Celui de la Coop est porteur de sens, ancré dans notre territoire, on doit pousser ce genre de projets. Le modèle industriel classique, on en a besoin aussi.»

Guy Hascoët, lui, voit dans sa SCIC un exemple reproductible : la Coop, «c’est le début d’une histoire, une expérience qu’on va pouvoir utiliser comme un levier. On verra qui est partant et sur quels thèmes, mais on ne va pas s’arrêter aux masques», lance l’ex-Verts, qui évoque les énergies renouvelables, les matériaux biosourcés pour le BTP… Il dit avoir «presque une commande morale», après un printemps passé à entendre des partenaires soucieux de retrouver la capacité à couvrir des besoins essentiels. «Les gens ont compris qu’on avait des fragilités et qu’il fallait arrêter d’attendre les décisions d’en haut, mais s’organiser pour y faire face», analyse Hascoët, qui compte peu sur l’Etat. «Il a un rôle à jouer pour faciliter, créer le cadre, mais prenons l’initiative sur nos territoires. On est encore dans le rêve colbertiste, mais il est mort !»


Cet article a été réalisé par Libération

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