Alors que les bombes russes tombent sur l’Ukraine, de nombreux gouvernements européens se rendent compte de l’état déplorable de leurs propres défenses civiles, constate le magazine “Foreign Policy”.Quand les bombes russes se sont mises à tomber sur les grandes villes d’Ukraine, les habitants de Kharkiv et de Kiev sont allés se masser dans des abris et des bunkers qui n’avaient plus été utilisés depuis la Seconde Guerre mondiale. Aux pires heures du bombardement russe d’Odessa, un hôpital pour enfants a été improvisé dans un bunker. Et à Marioupol, l’immense complexe situé sous l’aciérie Azovstal [passée sous contrôle russe vendredi 20 mai] est devenu le dernier bastion de la résistance ukrainienne dans la ville.
Pour bien d’autres en Europe, les images des Ukrainiens dans ces refuges souterrains bondés ont sonné un réveil brutal. Depuis la fin de la guerre froide, jamais la menace aérienne sur le continent ne s’était faite plus pressante. Jamais, non plus, le réseau de bunkers construits durant les conflits de la première moitié du XXe siècle n’avait été en aussi mauvais état.“Avec la fin de la guerre froide, sa résolution ayant été presque pacifique, nous nous sommes bercés d’illusions, nous, Occidentaux, résume Rosanna Farboel, historienne spécialiste de la guerre froide à l’université d’Aarhus, au Danemark. Et nous venons tout juste de comprendre à quel point nous avons été naïfs.”
Pourtant, la construction de bunkers en Europe est presque aussi vieille que l’avion lui-même. Si les bombardements restèrent limités pendant la Première Guerre mondiale, de nouvelles technologies, à l’image des bombes incendiaires – utilisées par les Alliés avec des résultats traumatisants sur la ville allemande de Dresde et au Japon –, furent mises en œuvre durant la Seconde Guerre mondiale afin de terroriser les populations et les faire plier. Au Royaume-Uni, en Allemagne et ailleurs, les États réagirent en mettant en place ce que l’on appelle alors la défense passive : il s’agit de préparer la société afin d’assurer la résilience de la vie civile en temps de guerre. Défense passive La défense passive organise ainsi des plans d’évacuation des plus grandes villes, forme les civils à éteindre les bombes incendiaires et développe des campagnes de communication pour informer le public sur la conduite à tenir. À cela s’ajoutent de vastes programmes de construction d’abris publics, en Allemagne dans un premier temps, puis un peu partout en Europe. À la fin de la guerre, quand le rideau de fer se dresse et que les experts en stratégie se préparent à un conflit entre l’Union soviétique et l’Ouest, les États injectent des millions de dollars dans la construction de tentaculaires citadelles souterraines, à l’image des Central Government War Headquarters (quartiers généraux de guerre du gouvernement central) aménagés par le Royaume-Uni à 170 kilomètres à l’est de Londres, dans le Wiltshire.“Le site comprend des dortoirs, des cuisines de restauration collective, un lac souterrain, des studios de la BBC, une bibliothèque renfermant tous les documents et cartes nécessaires pour reconstituer un gouvernement britannique”, énumère Bradley Garrett, explorateur de bunkers et géographe à l’University College de Dublin, auteur de Bunker : Building for the End Times [“Bunkers : construire pour la fin des temps”, non traduit en français]. “Je n’ai jamais rien vu de pareil.”S’ils s’attachent à faire des abris sans cesse plus perfectionnés, les gouvernements mettent parallèlement au point des bombes sans cesse plus puissantes. [En 1952], la défense passive est transformée pour toujours par le test de la première bombe à hydrogène (une arme mille fois plus puissante que la bombe qui fut larguée sur Hiroshima), mené par les États-Unis aux îles Marshall. Jamais en reste, les Soviétiques [font exploser] en 1961 leur propre bombe H, la Tsar Bomba, quatre fois plus destructrice que son homologue américaine. “Au Royaume-Uni, il y eut une prise de conscience”, raconte Rosanna Farboel :“Les Britanniques étant une puissance nucléaire, les Soviétiques ne manqueraient pas de les viser avec ce qu’ils avaient de plus puissant dans leur arsenal. Alors quand la bombe thermonucléaire est apparue, ils ont simplement abandonné la défense passive.”En 1968, selon Wayne Cocroft, de l’organisme public de protection du patrimoine Historic England, l’essentiel des infrastructures britanniques de défense passive avait été placé sous le statut “entretien et maintenance” – en d’autres termes, elles étaient fermées, et désaffectées. Mais dans les États non alignés et non dotés de la puissance nucléaire en Europe, on ne voit pas les choses du même œil. Si, dès les années 1880, les Suisses ont pris l’habitude de se replier dans leurs forteresses alpines, ce n’est qu’en 1963, bien après les premières bombes H, que le pays rend obligatoire l’aménagement d’abris antiatomiques pour toutes les nouvelles constructions. Comme le précise la Suisse Silvia Berger Ziauddin, spécialiste en histoire culturelle à l’université de Berne, c’est notamment parce que les pays non membres de l’Otan n’avaient pas été informés des conséquences à long terme des retombées nucléaires. La Suisse, championne du monde Dans les décennies suivantes, la Suisse s’est taillé une renommée mondiale en matière de bunker, devenu d’une certaine manière le symbole d’une défense passive volontariste telle qu’elle se conçoit dans un pays neutre. En Scandinavie aussi, les immenses réseaux d’abris publics sont considérés comme emblématiques d’une force collective. “Les mesures de protection civile ont toujours été vues comme un enjeu de solidarité”, confirme Rosanna Farboel. Dans un petit pays comme le Danemark, dans lequel il y a peu d’espace où trouver refuge, les pouvoirs publics ont embrassé l’idée qu’“il y aura toujours quelqu’un à protéger”. Aujourd’hui, la construction de bunkers en Europe est, pour l’essentiel, l’apanage d’initiatives privées. Les fabricants d’abris individuels comme le français Artemis Protection ou le britannique Subterranean Spaces font état d’un très fort regain d’intérêt depuis le début de la guerre lancée par la Russie en Ukraine. Même constat outre-Atlantique chez l’américain Atlas Survival Shelters. Charles Hardman, dirigeant de Subterranean Spaces, raconte : “Le jour même de l’invasion de l’Ukraine, tous nos téléphones se sont mis à sonner. Tout le monde s’est mis à avoir peur.” Nous sommes de plus en plus nombreux à chercher des solutions de repli, ce qui en dit long sur l’état d’anxiété ambiant. Ces derniers mois, les recherches des mots “bunkers” et “guerre nucléaire” sur Google ont connu une hausse spectaculaire. Selon l’institut Gallup, près des trois quarts des Européens redoutent d’être entraînés dans un conflit plus généralisé contre la Russie. Partout en Europe, la détermination de la Russie à recourir à l’arme nucléaire est pour beaucoup une certitude – c’est le cas pour 25 % des Roumains et plus de 80 % des Irlandais. Comme pour leur donner raison, la télévision russe diffusait le 1er mai un sujet montrant des simulations de frappes nucléaires sur le Royaume-Uni et l’Irlande.Certains pays comme le Danemark, la Suède et la Suisse (qui tous possèdent d’importantes infrastructures d’abris) ont régulièrement tenté, ces vingt dernières années, de dresser un état des lieux précis de ces constructions. Comme en Allemagne, au Royaume-Uni et ailleurs, de nombreux bunkers ont été condamnés depuis la guerre froide ou bien reconvertis en musées à l’intention d’un public généralement curieux. La Suède et la Finlande anticipent Zora Schelbert guide ainsi des visites de l’immense complexe d’abris civils du Sonnenberg, près la ville suisse de Lucerne : “Je reçois des appels de gens qui me demandent : ‘Pouvez-vous me dire où je devrais aller si la guerre en Ukraine se rapproche ?’ Ces abris font partie de notre histoire, mais jamais je n’aurais pensé qu’ils puissent devenir un vrai plan B.” Depuis des années, divers responsables publics suisses militent pour un assouplissement de la loi de 1963 sur la protection civile, qui impose de doter les logements d’abris, en raison des coûts élevés de construction mais aussi du taux d’équipement plus que suffisant [selon le quotidien suisse Le Temps, les besoins du pays étaient satisfaits à 106 % en 2016]. Depuis le début des années 2000, d’importants abris civils sont démantelés ou réduits, comme le Sonnenberg. Aujourd’hui, quand Zora Schelbert rentre son adresse sur le site gouvernemental permettant de localiser l’abri le plus proche, elle lit qu’il n’y en a aucun de disponible.
Ailleurs, la défense passive continue de jouer un rôle dans la politique de défense. La Suède et la Finlande, qui s’apprêtent à entrer dans l’Otan, en ont fait une vraie culture, d’abord justifiée par leur non-alignement. Bien avant la pandémie de Covid-19, la Finlande avait constitué dans son bunker gouvernemental des stocks de fournitures médicales et de matériel de survie.En Suède aussi, on est proactif. En 2014, après l’invasion russe de la Crimée, la protection civile suédoise a émis une recommandation incitant à relancer la construction de bunkers. En 2018, elle a distribué à toute la population civile des brochures listant des conseils pour survivre en cas de guerre, lui enjoignant notamment d’anticiper et de constituer des stocks pour quelques jours en cas de coupure d’électricité, d’eau ou des communications.“Mentalement, nous ne sommes pas prêts”
Pour Rosanna Farboel, la méthode suédoise est “intelligente” en ceci qu’elle encourage l’anticipation à une époque où les crises sont multiples, sans qu’aucune ne semble encore pressante. Car la fin de la guerre froide a eu une autre conséquence, poursuit-elle : les populations ne sont plus prêtes psychologiquement à une guerre.
“Pendant la guerre froide, il y avait tout un langage pour parler de ça”, rappelle-t-elle :
“La défense passive, la protection civile, vous pouviez trouver ça utile ou ridicule, mais on en parlait. Aujourd’hui, on a absolument tout oublié. Mentalement, nous ne sommes pas prêts.”
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