La junte militaire a repris le pouvoir le 1er février. Depuis, de nombreux hauts dirigeants du pays ont été arrêtés. Notamment Aung San Suu Kyi, cheffe du gouvernement et icône de la démocratie birmane. Samedi, la violence exercée par les forces de l'ordre contre les manifestants est montée d'un cran.
La scène est surréaliste. Khing Hnin Wai, professeure de fitness, filme son cours de sport. Derrière elle, l'avenue principale de Naypyidaw (Birmanie), qui mène au Parlement. Mais le 1er février, la route habituellement si vide de cette "capitale fantôme" s'emplit de chars. Elle filme sans le savoir ce qui deviendra une image virale, témoin inattendue d'un coup d'Etat.
L'armée birmane, portée par le général Min Aung Hlaing, a arrêté le président de la République, Win Myint, et sa conseillère d'Etat spéciale, Aung San Suu Kyi, à Naypyidaw. En plus de ces dirigeants, entre 300 et 400 personnes − élus, militants ou personnalités politiques défavorables au régime militaire − ont été arrêtées. La majorité des députés du pays étaient présents dans la capitale birmane car la session inaugurale d'entrée en fonction du nouveau Parlement devait se tenir début février.
Les chars ont investi les routes autour du Parlement et les forces militaires se sont déployées dans le pays. La télévision publique a interrompu ses programmes, les communications ont été perturbées la majeure partie de la journée. A Rangoun, la capitale économique du pays, les militaires se sont emparés de l'hôtel de ville et ont fermé l'accès à l'aéroport international.
Le premier vice-président, Myint Swe, a été désigné président par intérim et a transféré les pleins pouvoirs au général à la tête des forces armées, Min Aung Hlaing. Commandant en chef des forces armées, il concentre désormais les pouvoirs "législatif, administratif et judiciaire". Il a proclamé l'état d'urgence pour un an.
L'armée birmane n'accepte pas le résultat des législatives du 8 novembre 2020, remportées par la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), d'Aung San Suu Kyi. Son parti a obtenu la majorité absolue dans les deux chambres du Parlement. Mais selon l'armée, le scrutin serait entaché "d'énormes irrégularités". Le général Min Aung Hlaing recense "8,6 millions de cas de fraude". Des allégations rejetées par la commission électorale. "Qu'il y ait eu des fraudes, c'est possible... Mais pas au point de changer le résultat, c'est évident", souligne Bénédicte Brac de la Perrière, chercheuse au CNRS, anthropologue au Centre Asie du Sud-Est (Case).
Dès la fin janvier, quelques jours avant l'entrée en fonction du nouveau Parlement, le ton monte entre la NLD et les militaires. "On sait que pour l'armée, être en situation de partage du pouvoir est insupportable", analyse Sophie Boisseau du Rocher, chercheuse associée au Centre Asie de l'Institut français des relations internationales (Ifri) et spécialiste de la Birmanie. La large victoire du NLD aux élections indique pourtant un plébiscite du peuple birman pour davantage de démocratie et de pouvoir civil. Des aspirations incompatibles avec le maintien au pouvoir de l'armée. "La prochaine étape politique, c'était sûrement de nouveaux amendements qui allaient réduire la mainmise de l'armée sur certains secteurs économiques", précise Sophie Boisseau du Rocher. Et il était inenvisageable pour la junte de renoncer à ces ressources, qui servent à financer le fonctionnement de l'armée et les retraites des militaires.
L'armée est le pilier central du régime politique birman depuis 1962. A l'époque, le recours à l'armée se justifie par de fortes tensions interethniques : il faut rétablir une stabilité dans le pays. La dictature militaire y reste en place pendant près d'un demi-siècle. Cependant, à la suite de l'entrée du pays dans l'Association des nations de l'Asie du Sud-Est (Asean) en 1997, le régime s'assouplit. "L'armée a compris qu'elle était en retard sur les pays voisins et qu'elle ne pouvait pas continuer à accumuler ce retard. Cela a donc marqué le début d'une transition économique et politique", affirme Sophie Boisseau du Rocher.
Après un mouvement populaire d'ampleur inédite, en 2007, surnommé "révolution de safran" et réprimé dans le sang, une nouvelle Constitution voit le jour en 2008. Grâce à elle, une transition démocratique vers un pouvoir civil est engagée depuis 2011. Mais elle laisse encore de larges pouvoirs à l'armée : au Parlement birman, un quart des sièges lui est réservé, quand les trois autres quarts sont élus par le peuple. Au gouvernement, les ministres de l'Intérieur, de la Défense et des Frontières sont nommés par le commandant en chef des forces armées.
L'armée bénéficie d'un autre soutien de taille : le Parti de l'union, de la solidarité et du développement (USDP). Ce parti est composé d'anciens militaires, retraités ou qui ont quitté l'armée. Le poste de premier vice-président revient toujours à un membre de ce parti. Il occupe l'intérim en cas de vacance du pouvoir. C'est pour cela qu'après l'arrestation du président, le 1er février, le vice-président par intérim a transféré les pleins pouvoirs au général Min Aung Hlaing.
Les jeunes sont au cœur de ce mouvement populaire. Ils se réunissent dans tout le pays, trois doigts de la main en l'air, un symbole de ralliement inspiré du film Hunger Games. "Cette génération n'a pas connu les heures les plus dures du régime militaire, jusqu'en 1997. Mais ce qu'on leur en a dit ne leur fait pas envie", euphémise Sophie Boisseau du Rocher. Mieux formés et plus connectés, ces jeunes Birmans ne comptent pas laisser leur pays revenir en arrière. "Ils voyagent dans la région, ils voient les différences, ils sont beaucoup plus ouverts. Ils ne vont pas acheter le discours militaire", complète la chercheuse.
"Certains jeunes Birmans sont prêts à mourir pour se battre contre le régime militaire." Sophie Boisseau du Rocher, spécialiste de la Birmanieà franceinfo
Un mouvement qui a fait tache d'huile dans d'autres catégories de la population, comme l'explique le journaliste indépendant Guillaume Pajot à franceinfo : "Il y a des fonctionnaires qui ne vont pas travailler, des étudiants qui se rassemblent devant leur université, et des médecins également." Face à une génération qui maîtrise les réseaux sociaux, capable de communiquer et de s'informer, les militaires sont "en retard, ils n'arrivent pas à s'immiscer dans cette sphère", explique Sophie Boisseau du Rocher. Seule solution pour garder le contrôle : couper les communications et l'accès à internet. Depuis le 1er février, les coupures se sont multipliées, principalement la nuit pour permettre les arrestations de manifestants.
En résumé :
La junte militaire a repris le pouvoir en Birmanie le 1er février. La cheffe du gouvernement Aung San Suu Kyi a été arrêtée, tout comme le président de la République, Win Myint. Renversé, le gouvernement a été remplacé par l'armée, avec à sa tête le puissant général Min Aung Hlaing. La junte n'a pas accepté la très large victoire du parti d'Aung San Suu Kyi aux élections de novembre 2020, qui annonçait de nouvelles restrictions pour le pouvoir militaire. Les forces militaires disposent de plusieurs postes à responsabilité dans le gouvernement et au Parlement, ce qui a facilité l'organisation d'un coup d'Etat. Depuis 2011, le pays était dans une phrase de transition d'un pouvoir militaire à un pouvoir civil.
Face à ce renversement, des dizaines de milliers de Birmans manifestent sans discontinuer pour demander la libération des membres du gouvernement. Ces manifestations sont durement réprimées par l'armée. Pour empêcher la contestation de s'organiser, la junte coupe régulièrement l'accès à internet et aux réseaux sociaux. La communauté internationale a unanimement condamné cette prise du pouvoir par l'armée, mais selon les spécialistes de la Birmanie, c'est un acteur politique avec lequel il faut accepter de négocier, au risque de voir le pays se refermer sur lui-même.
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